Le 'Sauvetage' Du Verger El Guerdane Enjeux Géopolitiques D'un Projet D'Irrigation Dans Le Sud Du Maroc (The 'Safegard' of El Guerdane Orchard: Geopolitical Study of an Irrigation Project in Southern Morroco)
157 Pages Posted: 30 Nov 2013
Date Written: June 18, 2013
Abstract
L'eau est très souvent présentée comme l'un des éléments les plus vitaux pour la vie humaine. L'eau ne permet en effet pas seulement de s'abreuver, mais sert également à faire pousser des cultures, à se nettoyer, à refroidir ou à réchauffer des bâtiments, des moteurs, à produire de l'énergie... Aucune société humaine ne pourrait s'établir dans un environnement privé d'eau, et la capacité à gérer les ressources disponibles s'est avérée fondamentale dans le développement du monde moderne.
Parce qu’elle joue souvent un rôle important dans les conflits et les rivalités de pouvoir pour le contrôle d'un territoire, l'eau est un facteur éminemment géopolitique. Bien que la perspective de conflits internationaux centré sur le problème de l'eau semble aujourd'hui peu crédible, l'eau joue parfois un rôle important dans certains conflits, ou situations potentiellement conflictuelles, à l'échelle locale. Cela est d'autant plus vrai dans les régions où elle est rare, comme au Maroc.
Ce travail propose une analyse géopolitique d'un projet d'irrigation dans la région du Souss-Massa-Draa, dans le sud du Maroc. Le projet consiste en un transfert d'eau, depuis un complexe de deux barrages situés dans le secteur amont de l'oued Souss, vers une zone agrumicole, située 90 kilomètres en aval. La particularité de ce projet, inauguré en 2009, réside dans sa structuration : il s'agit du premier partenariat public-privé (PPP) dans le domaine de l'irrigation. En raison de l'accroissement de la fréquence des sécheresses, observée depuis le début du vingtième siècle, mais aussi, et surtout, à cause d'une intense surexploitation d'origine anthropique, la nappe du source s'est considérablement réduite, au point de menacer la pérennité de l'activité agricole dans le Souss-aval. A El Guerdane, municipalité autour de laquelle se situe les exploitations agrumicoles, la situation était devenue absolument catastrophique, la nappe dépassant fréquemment les 200 mètres de profondeur, ce qui a entrainé l'abandon de nombreuses exploitations. Le projet de transfert d'eau, dit projet El Guerdane, visait donc à sauver les exploitations restantes.
Bien que la pénurie en eau soit une caractéristique générale de la région Souss-Massa-Draa, le projet ne prévoit que l'approvisionnement de 10000 hectares d'agrumes, au nom de l'importance stratégique particulière de cette filière, dans le paysage agricole du Souss-Massa-Draa. Les raisons invoquées pour ce sauvetage sont donc économiques (la plus-value importante générée par les agrumes). Mais force est de constater que le facteur politique rentre également en compte, puisque ces exploitations agrumicoles sont majoritairement la propriété de personnalités influentes, du monde des affaires et de la politique.
Le cadre théorique sur lequel s'appuie ce travail est la géopolitique Lacostienne, qui fait du territoire l'élément clé de compréhension des conflits et des rivalités de pouvoirs. Une importance particulière est également donnée aux représentations diverses qui animent les protagonistes de ces conflits. Cette étude a enfin été menée dans une perspective multi-scalaire, afin de bien appréhender l'importance des oppositions, et le rôle de chaque acteurs à chaque échelle, du local au national.
Ce travail repose sur quatre semaines d'enquête sur le terrain, entre la région Souss-Massa, et les villes de Rabat et Casablanca. Une typologie des fermes d'agrumes impliquées dans le projet a été réalisée. L'une des principales observations est que la taille moyenne de ces exploitations est plus de cinq fois supérieure à celle des exploitations du reste de la province. L'implantation spatiale de ces fermes a également été étudiée. Il ressort que seul 11% des fermes se trouvant sur le territoire des communes impliquées dans le projet, sont effectivement raccordées au réseau d'irrigation. La répartition géographique de ces fermes manque cruellement de cohérence, l'intégration ou non au projet semblant plutôt reposer sur l'entregent des exploitants. Ainsi, le projet El Guerdane peut il être considéré comme particulièrement élitiste, en ce que les fermes impliquées sont peut représentatives de la réalité de l'agriculture régionale, composée de petits exploitations familiales.
Une étude d'impacts et de risques, sur les aspects financier, environnementaux, socio-économique et politiques du projet a été menée, au sein du périmètre du projet, mais également dans les zones périphériques ou plus éloignées. Il a été prouvé que le projet accentuait les inégalités entre les petits exploitants agricoles, exclus de l'accès à l'eau, et les grands exploitants, inscris dans le projet. Tandis qu'une minorité de très grands agrumiculteurs, contrôlant l'intégralité de la chaîne commerciale, continuent de s'enrichir, la majorité des agriculteurs à proximité immédiate du projet, sans en bénéficier, voit ses revenues se réduire.
A l'échelle régionale, on observe une inversion des équilibres traditionnels, qui donnaient la priorité à l’amont sur l’aval. D'après de nombreux acteurs, incluant les experts de la banque mondiale, le projet ne permettra pas de réduire l'enfouissement de la nappe phréatique à El Guerdane. Il ne s'agit donc pas d'une réponse appropriée, sur le plan environnemental à la problématique hydrique régionale. Au contraire, une expansion des surfaces d'agrumes plantées a été observée, qui devrait accélérer le processus d'épuisement de la nappe dans la région.
Finalement, le projet a de fortes chances d'engendrer une accentuation des conflits pour l'accès ou le contrôle de l'eau dans la région Souss-Massa-Draa, conflits entre agriculteurs, entre les agriculteurs et l’Etat, ou entre les agriculteurs et l’entreprise chargée de la distribution de l’eau, AmenSouss, dont le propriétaire n’est autre que le roi Mohammed VI.
Intimement liée à la conduite du projet, le roi Mohammed VI y jouait une partie de sa crédibilité. La participation de la personne royale avait en effet entrainé une forte espérance, quant à la transparence des inscriptions et l'égalité dans l'accès à l'eau. Pourtant, une fois de plus, les espérances populaires ont été déçues, et beaucoup critiquent aujourd'hui une initiative qui ne profite qu'à une élite, favorisée par le pouvoir en place...et par le roi, dont la légitimité est de plus en plus ouvertement remise en cause dans la région. Dans le contexte actuel de révolutions dans les pays arabes, cela pourrait mener une instabilité politique bien plus grande.
It is a very common purpose to describe water as one of the, perhaps the, most vital element for human life. Water is not only crucial to quench one's thirst but it also allows to grow food, to clean, to cool and to warm up infrastructures and engines. No human society can settle in an environment without water, and the ability to manage the resource has been essential in the development of our modern world. Water is consequently a very geopolitical parameter, in the sense that it will often play a first-plan role in conflicts or power rivalries for the control of a territory. Although the fear of international water wars is nowadays considered as low, water related issues often participate in local conflicting or potentially conflicting situation. This is even more true in regions were water is scarce, in Maghreb for example.
This work offers an analysis of an irrigation project in southern Morocco, in the Souss-Massa-Draa region. This project is a water transfer from two dams in the upper Souss valley, to a citrus fruit production area, 90 km downstream. The project, operational since 2009, is the first public-private partnership worldwide, in the field of irrigation. It was made necessary by a context of widespread aquifer level depletion in the region, because of increasing drought frequencies in the twentieth century, but even more because of increasing anthropic pressure, especially for agriculture, which represents the first economic activity of the region. The situation has become catastrophic in El Guerdane area, were aquifer level often goes below 200 meters, leading to many farms being deserted.
Although the increasing water scarcity is a general trend in the region, the irrigation project, known as "the El Guerdane project" was designed only to save a small perimeter, about 10000 hectares, of citrus fruit plantations. The reasons for such a territorially focused effort to save only a small part of the Souss-Massa-Draa agriculture are economical (citrus fruit farming is one of the most cost effective activity in the region) but also political, for citrus fruit plantations are owned by powerful people, at regional and even national scales.
The theoretical framework of this study is the geopolitics of Yves Lacoste, which gives a strong importance to the territory, as the key point to understand conflicts and power rivalries, but also to the representation that each stakeholder has of this territory. An important effort was provided to systematically map the issues observed in the studied area, at different scales.
Based on a four weeks field research in February 2013, in the El Guerdane perimeter, a typology of the farms involved in the project was realized. The main results are that the farms involved in the project are much bigger than the average farm in the region. The territorial implantation of the project was also studied. Although only 9600 hectares are integrated into the project, it spreads around a 30000 hectares area, without real spatial homogeneity. Finally, 9 municipalities were concerned by the project, but only 11% of theses municipalities' farms were involved. As a consequence, the El Guerdane project can be considered elitist, and the farms involved into it not representative of the regional agricultural panorama.
An impact and risk assessment was then realized, based on economical, financial, environmental and political parameters, within and beyond the project area. A rise in the inequalities between small-scale and large-scale farmers was proved in the project nearby areas. While a minority of actors, controlling the entire citrus fruit production and exportation chain, grows richer and richer, the majority of farmers faces a loss of income. At a regional scale, an inversion of the traditional balance, which used to give the priority to the upstream regions, was observed. According to many actors, including the World Bank, the project will not stop the aquifer level depletion trend. It cannot then be considered as an appropriate response to the environmental issue of the region. On the contrary, the project has led to an extension of the citrus fruit growing areas, whereas these species are highly water consumptive.
All in all, this may lead at short terms to increasingly frequent conflicts about water access in the region. Conflicts may occurs between farmers, between farmers and the authorities, or between farmers and the water company, AmenSouss, whose main shareholder is the King Mohammed VI himself.
Given that the project was intimately linked to the person of the King, and has consequently raised great hopes, the disappointment is even stronger. The project raises angers and resentment toward the local economical and political elite, denounced as excessively favored by the public authorities, but also by the King, whose attention to the poor seems to be more and more openly questioned. This, especially in the current context of the Arab Springs, may lead to political instability.
Note: Downloadable document is in French.
Keywords: Maroc, El Guerdane, eau, irrigation, conflit, géopolitique, agrumes
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